L’Afrique fantôme, selon Tsitsi Dangaremgba (1/2)

L’Afrique fantôme, selon Tsitsi Dangaremgba (1/2)

RFI
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La Zimbabwéenne Tsitsi Dangaremgba est romancière, mais aussi dramaturge, cinéaste, militante féministe. Son œuvre, partagée entre le politique et l’intime, puise son inspiration dans les failles de la société zimbabwéenne, préférant montrer les corruptions à l’œuvre, attirant l’attention sur leurs impacts sur les êtres et les choses, plutôt qu’à simplement les critiquer. Son dernier roman Ce corps à pleurer, récemment traduit en français, renoue avec les thèmes de la discrimination sociale et des violences patriarcales qui ont fait le succès de son chef-d’œuvre « Nervous conditions », lauréat du Commonwealth Writer’s Prize.

La Zimbabwéenne Tsitsi Dangaremgba s’est fait connaître en publiant en 1988 son premier roman Nervous conditions qu’elle a imaginé et écrit alors qu’elle était encore étudiante à l’université du Zimbabwe. Considéré comme l’un des romans africains les plus importants sur le devenir africain au féminin, le livre raconte l’histoire de Tambudzai, jeune adolescente noire élevée dans la pauvreté, et son combat pour aller à l’école et s’imposer comme femme et individu dans un pays aux fortes traditions patriarcales.

Le rêve de l’adolescente devient réalité après la mort accidentelle de son frère sur lequel sa famille fondait tous ses espoirs. Personnage-narratrice du récit, Tambudzai se souvient qu’elle avait refusé de pleurer son frère défunt. Souffre-douleur de son frère, Tambu regrette d’autant moins la mort de celui-ci que cela va lui ouvrir la porte de l’école de la mission que fréquentait ce frère cadet. Petite fille déjà, elle était consciente des enjeux de cette disparition, comme elle l’a raconté dans le roman écrit à la première personne : « Lorsque mon frère Nhamo mourut, je n’éprouvai aucun regret. Et je ne cherche pas à m’excuser de ma dureté de cœur, comme vous l’appelleriez sans doute, de mon manque de sensibilité… »

Ces propos qui ouvrent le roman donnent le ton du récit, porté par une voix aussi puissante que sophistiquée, ce qui sans doute explique son succès. Le succès sera planétaire et il a conduit l’auteure à écrire une trilogie sur le sujet, dont le dernier volume Ce corps à pleurer vient de paraître en français. Il fait suite au Book of Not, en attente de traduction en français, qui met en scène la vie de l’héroïne dans le collège élitiste, sur fond de bruits et fureurs de la guerre de libération contre la colonisation. 

Avec le troisième volume de la trilogie, nous entrons de plain-pied dans l’ère postcoloniale et ses faux semblants, comme l’explique l’auteure Tsitsi Dangaremgba :« Ce corps à pleurer raconte la suite de l’histoire de Tambudzai. Vous vous demandez peut-être pourquoi depuis 30 ans, je m’obstine à suivre l’évolution de ce personnage de femme. C’est tout simplement parce qu’il me semble que le devenir de Tambudzai est éminemment représentatif des mutations que le Zimbabwe a vécues ces dernières décennies, passant de l’épisode colonial rhodésien à la guerre de libération, suivie des années 1980-90 qui ont vu les joies de l’indépendance se transformer en frustrations de lendemains qui déchantent. Les turbulences psychologiques que les populations zimbabwéennes ont subies en tentant de s’adapter aux mutations sociales sont au cœur de mes romans. L’histoire de Tambudzai m’a permis de donner corps à cette matière première romanesque particulièrement riche ».

Autofiction ?

Selon les spécialistes, il y a une part autofictionnele dans les romans de Tsitsi Dangaremgba. Tout comme son personnage, l’auteure, née en 1959, a grandi dans une société coloniale. Ses parents étaient tous les deux instituteurs, mais c’est à sa mère, première femme noire zimbabwéenne à obtenir le bac qu’elle doit son goût pour les études et la littérature. « J’ai lu L’enfant noir de Camara Laye, se souvient la romancière quand j’étais jeune. Je devais avoir alors 10 ans. C’est la première lecture qui m’avait vraiment touchée. Beaucoup plus tard, j’ai lu « Beloved » de Toni Morrison. Ce fut une lecture vraiment importante car elle m’a aidée à comprendre que la douleur pouvait être belle et source d’espoir. »

Transformer la douleur en espoir, c’est ce que fait Tsitsi Dangaremgba dans son œuvre, qui est à la fois romanesque et cinématographique. La légende veut que suite à la rédaction de son premier roman alors qu’elle était encore adolescente, la romancière a longtemps cru qu’elle n’aurait aucun avenir en littérature. Le manuscrit de Nervous Conditions n’avait pas trouvé de preneur au Zimbabwe, malgré son industrie éditoriale florissante. En désespoir de cause, Tsitsi avait adressé son manuscrit à Women’s Press à Londres. Celle-ci aussi a attendu plusieurs années avant de donner finalement une réponse favorable.

Entretemps la Zimbabwéenne s’était tourné vers le cinéma, après avoir décroché une bourse pour faire une école de cinéma à Berlin. Première femme noire africaine à avoir tourné un long métrage, elle est aujourd’hui un nom prisé dans le Zollywood balbutiant et partage sa vie entre l’écriture et le cinéma. « Je pratique le cinéma tout comme l’écriture avec un bonheur égal, affirme Dangaremgba, mais toujours poussée par un besoin viscéral de donner voix à mon imaginaire. Parfois, certaines choses que je veux raconter exigent un développement détaillé qui ne peut être fait que par l’écrit pour être bien compris par le public, alors que pour d’autres sujets, la représentation visuelle s’impose, me permettant de toucher le cœur des gens. L’écriture et le cinéma sont deux modes d’expression différents qui ont chacun sa propre logique. On pourrait les comparer à deux langues distinctes. On change de langue quand on change de pays. »

Porte-parole des sans voix

Voguant entre la littérature et le cinéma, Tsitsi Dangaremgba est aussi une artiste engagée. Engagée socialement, mais aussi politiquement, même si elle n’est inscrite dans aucun parti politique. « En tant qu’intellectuelle et femme de culture, a-t-elle confié au micro de RFI, ma première mission est de prêter ma voix aux citoyens de mon pays pour qu’ils puissent exprimer à travers moi leurs espoirs, leurs déceptions, leurs colères ».

Pour le pouvoir zimbabwéen, la notoriété dont l’écrivaine jouit à travers le monde fait d’elle une potentielle adversaire sur laquelle il compte garder un œil attentif, comme l’intéressée s’en est rendue compte lorsqu’elle a manifesté à Harare il y a quelques années pour attirer l’attention contre les graves dysfonctionnements sociaux au Zimbabwe. « Mon pays, le Zimbabwe se trouve dans un état de crise, martèle la romancière. Pour protester contre la situation qui ne cesse de se dégrader, ensemble avec une amie, j’ai manifesté à Harare, comme notre Constitution nous y autorise. Nous avons manifesté pacifiquement, brandissant des pancartes et exhortant le gouvernement à écouter nos revendications. Mais nous avons été vite repérées par la police anti-émeute et arrêtées. Cela s’est passé le 31 juillet 2020. On nous a ensuite déférées devant la justice. Ce fut une expérience particulièrement pénible, d’autant que la procédure judiciaire a duré quasiment trois ans, avant que nous ne soyons finalement acquittées l’année dernière, le 8 mai 2023. Aujourd’hui, je suis de nouveau libre de mes mouvements, et autorisée d’aller et de venir sans entraves. »

 Comment à travers les aventures de son héroïne, la romancière parvient à évoquer les violences dont les femmes et les plus faibles sont victimes dans le Zimbabwe postcolonial, c’est ce que nous verrons la semaine prochaine dans la seconde partie de cette chronique consacrée au Corps à pleurer. Il faudra s’attarder aussi sur le thème, omniprésent dans le roman, de la « névrose des peuples assujettis », emprunté à Sartre , à l’origine de l’inoubliable titre anglais du premier volume de la trilogie de Dangaremgba : « Nervous conditions ».

 

A fleur de peau, par Tsitsi Dangaremgba. Traduit de l’anglais par Etienne Galle. Albin Michel, 1992, 266 pages.

Ce corps à pleurer, par Tsitsi Dangaremgba. Traduit pas Nathalie Carré. Mémoire d’encrier, 2023, 455 pages, 22 euros.