À la quête du père, avec le Franco-Marocain Rachid Benzine
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Les Silences des pères est le quatrième roman sous la plume de l’écrivain franco-marocain Rachid Benzine. Ce roman sur les non-dits et les ressentiments entre père et fils, sur fond de drames de l’immigration, a été qualifié par la critique comme l’un des plus beaux livres de la rentrée littéraire de l’automne 2023. Un récit bouleversant d’humanité et d’espérance.
Enseignant, islamologue et chercheur associé à l’Institut protestant de théologie pour le fonds Ricoeur, Rachid Benzine s’est fait connaître dès la fin des années 1990 comme essayiste, et récemment comme co-auteur avec le rabbin Delphine Horvilleur pour Des mille et une façons d’être juif ou musulman. Ce livre est un dialogue progressiste et éclairé sur nos pratiques individuelles de la religiosité, mais aussi sur les rapports qu’entretiennent les religions entre elles.
Benzine est également l’auteur de quatre romans, des romans dont les protagonistes sont des « personnages de peu » : une mère issue de l’immigration marocaine, amoureuse de Balzac et de la chanson populaire française, une prostituée et mère de famille tunisienne… Son nouveau roman avec pour protagoniste un damné de la terre marocain évoluant dans la France des Trente Glorieuses ne déroge pas à la règle. Hommage à la première génération de migrants aux vécus souvent « minuscules » et « effacées », l’ouvrage s’inscrit dans la philosophie chère à l’auteur : toute vie est digne d’être racontée.
« Toute vie est récit, affirme l'écrivain. J’écris parce qu’il y a des récits qui sont invisibilisés, exclus. Toute vie mérite récit. C’est pourquoi j’écris, parce qu’il y a des vies qu’on considère minuscules, il y a des vies empêchées. C’est important que ces récits-là puissent exister dans notre mémoire et puissent avoir complètement leur place parce que si vous n’avez plus la mémoire des petites gens, de ceux qui vous précèdent, ils risquent de disparaître dans les couloirs de l’Histoire et devenir des fantômes. »
Distance infranchissableAu cœur du roman, un duo père-fils. Débarqué en France au cours des années de l’après-guerre, le père a travaillé dur pour subvenir aux besoins de sa famille. Il a été mineur dans les houillères du bassin du Nord, ouvrier dans une cimenterie, saisonnier dans des maraîchers du Sud. Les sacrifices du père ont profité au fils devenu un pianiste classique de renommée internationale, mais les années passant, ils se sont éloignés. Les malentendus, les non-dits, les silences ont contribué à ériger entre les deux une distance infranchissable.
Le fils, narrateur du récit, reproche à son père taiseux, son mutisme qui est à l’origine de leurs malentendus. Ce reproche résonne dès les premières pages du roman : « Mon père, lui, n’a jamais quitté les coulisses. Il se tient là sans dire un mot. Si je m’efforce de l’entendre, de faire résonner sa voix dans ma mémoire, aucun son, aucune intonation. Pas même une expression. Aucun mot du pays, de Basmala - rien… »
Et Rachid Benzine d'ajouter : « Le Silence des pères est le livre le plus intime que j’ai eu à écrire. Nous avons un fils qui revient pour enterrer son père qu’il n’a pas vu pendant 22 ans et donc qui lui-même n’a pas parlé de ses sentiments, de ses peurs, même du ressentiment qu’il peut avoir vis-à-vis de son père. Et ensuite ce père lui-même qui n’a pas raconté sa propre vie, sa propre histoire. Et cette histoire va être racontée lorsque le fils, au moment du déménagement de l’appartement, trouve des cassettes audio que son père envoyait à son grand-père resté au Maroc. Et à travers ces cassettes audio, il va partir à la quête de ce père qui va l’emmener du Nord au Sud de la France, où il va découvrir que ces pères qui étaient silencieux n’étaient pas aussi silencieux que cela. »
La quête d'AmineLe roman de Rachid Benzine raconte une quête qui conduit le narrateur à travers la France, à la rencontre des hommes et femmes qui ont connu son père, tout en écoutant la voix du défunt père dans les cassettes audio. Cette quête est aussi un dispositif fictionnel pour raconter la vie du père, faite de combats, de convictions, d’allégeances transgénérationnelles. Les plus belles pages du livre sont les lettres que le père adresse à son propre père, révélant sa nostalgie du pays qu’il a quitté à 19 ans pour venir travailler en France, son désarroi face aux codes de son pays d’accueil où il rencontre amour et haine, générosité et mesquineries qui ne sont pas que bureaucratiques. Sa vie a été un combat.
La quête d’Amine aidera à combler le fossé qui s’est créé entre père et fils. Ce dernier finira par comprendre le sens des silences de son père. « Le silence est une réponse au chaos du monde, une sorte de défi lancé aux aventures de la vie », écrit l’auteur en citant Walter Benjamin.
Les silences des pères est un roman émouvant, poignant, empreint d’une gravité sociale aussi. Tout l’art de son auteur consiste à faire passer le lecteur continuellement de l’intime au social, des secrets de famille aux secrets d’histoire. La petite histoire d’Amine et de son père se jouent sur fond de la grande histoire sociale de l’immigration, comme le rappelle l’auteur. « À travers ce père-là, je raconte, souligne Benzine, à peu près 70 ans d’immigration de la société française et que ces immigrés ont aussi des histoires et aventures particulières, des histoires qui ne sont pas suffisamment racontées, qui ne sont pas suffisamment connues. »
Ce souci d’embrasser l’universel est présent dès le titre du livre qui nous fait comprendre d’entrée de jeu que l’ambition de l’auteur est de raconter moins les silences d’un père au singulier que Les silences des pères, pères au pluriel, de tous les pères, des pères d’ici et d’ailleurs.
Les silences des pères, par Rachid Benzine. Éditions du Seuil, 172 pages, 17,50 euros.